L'exigence de quotas exprimé par le Collectif
Egalité, aussi discutable qu'elle soit, a le mérite de provoquer le débat
sur un fait désormais établi: la France, autoproclamé pays des droits de
l'homme, vit encore sous le poids du passé. Un passé de Blanc, devrait-on
pouvoir dire pour mieux le stigmatiser. Un passé souvent lié à la
colonisation. Un passé qui n'accepte que difficilement l'apport de
certaines populations étrangères installées sur cette terre. C'est ainsi
que l'immigré, originaire d'Afrique, installé depuis de très longues
années dans l'Hexagone, souffre encore aujourd'hui d'une image
complètement institutionnalisée, qui ne tient guère la plupart du temps
compte des évolutions historiques. Il fait peur, déstabilise forcément
l'ordre national et correspond à une sorte de 'pièce rapportée'
difficilement gérable. A partir des années 70, avec la crise économique
qui pointe le bout du nez, le paysage politique français, face aux
immigrés d'origine africaine, face aussi aux administrés des Dom et des
Tom, s'est emparé de cette imagerie, longtemps nourrie par l'opinion
publique et par l'idéologie raciale, pour enflammer les urnes. L'immigré
africain ou l'administré des Antilles devient alors un objet de discours,
ballotté d'une élection à une autre, d'une politique à une autre, dans un
dynamique qui remet sans cesse en cause son droit d'existence au sein de
cette société. Les premières lois vulgairement anti-immigrées apparaissent
à ce moment-là. Parallèlement, la France des communautés essaye dès lors
de s'intégrer au sens pratique du terme, autrement dit de se faire
accepter, de s'insérer dans cette France qui rechigne aux mélanges.
Généralement, on parle d'assimilation intelligente. Quant à ceux qui
refusent de s'y laisser prendre, on les accuse de vouloir déstabiliser
certaines valeurs d'ouverture française. Reste à savoir lesquelles… Les
années 80, avec la marche des beurs, entre autres événements évocateurs,
ont été une période révélatrice par rapport à cette situation.
On y remarque les premières générations de fils
d'immigrés, dont l'avenir n'est plus tout à fait lié au pays d'origine des
parents. Ils sont conscients que le retour au pays demeure un mythe
fondateur au sein de la communauté de naissance. Mais l'école républicaine
étant passée par là, ils revendiquent leur place au sein de la société
française comme des citoyens à part entière. La France, hésitante, double
alors le discours sur les étrangers d'un élan sécuritaire, qui, ajouté au
dur quotidien réservé aux communautés immigrés (parquées dans des cités
dortoirs, isolées du reste de la population, subissant une préférence
nationale qui ne dit pas son nom, avec le chômage souvent au bout du
parcours), engendre la fameuse violence des banlieues attribuées d'emblée
aux enfants français issus de ces communautés. On pousse le chien à bout,
il rugit à force, montre ses dents, on l'accuse de la rage et on envoie
les CRS calmer le jeu: cela ressemble à un mauvais tour de passe-passe. A
une manipulation d'opinion surtout. Abdelmalek Sayad, sociologue algérien,
sur la question immigrée, disait ceci: "Peut-être faut-il s'interroger
sur ce que l'objet dont on parle, l'immigré, doit au fait qu'on en parle
et surtout à la manière dont on en parle. Ce n'est pas cultiver le
paradoxe que d'affirmer que l'immigré, celui dont on parle, n'est en
réalité que l'immigré tel qu'on l'a constitué, tel qu'on l'a déterminé ou
tel qu'on le pense et tel qu'on le définit". Reste là aussi à
analyser le glissement effectué entre l'immigré et sa progéniture, puisque
l'enfant français du citoyen étranger ne bénéficie qu'à moitié du statut
de droit que lui attribue la république: né français d'accord, mais
étranger quand même. Premiers témoins de ce nouvel ordre, jailli des cités
dortoirs à couleur immigrée, les médias, avec la télé en tête, reflètent
en long et en large les événements qui mettent la jeunesse des banlieues
françaises en conflit avec l'institution et sa police. Informations,
documentaires, téléfilms: l'axe "banlieusard=immigré=violent=ennemi de
la cité" devient vite un raccourci de circonstance et d'époque, que
l'on retrouve notamment dans les films ou les séries télévisées.
Dans Boumkoeur, roman écrit par Rachid
Djaïdani, le personnage principal, fils d'immigré banlieusard, qui n'a
qu'une seule obsession ("Exister"), confie son dépit, en voyant
son ami Grézi s'acharner sur un vieux poste de télé: ""De toute façon
à cette heure-ci, il ne pourrait que tomber sur une sitcom où la blondeur
et la blancheur des comédiens sont de rigueur. La soirée sera sans
suspense, on verra des jeunes basanés, bien frisés, faire soit des
braquages soit s'enfoncer des piquouzes dans les veines jusqu'à l'OD. A la
télé, plus qu'ailleurs, on exploite les idées reçues". Voilà l'une
des raisons pour lesquelles l'image portée par la petite lucarne a pris de
l'importance dans le discours du Collectif Egalité. Dans un récent
pamphlet, Calixte Beyala, l'une des têtes pensantes de ce mouvement,
insiste sur l'enjeu en cours: "La télévision n'est pas qu'un petit
écran à travers lequel des inconnus s'invitent chez vous, dînent à votre
table et quelquefois vous persécutent dans votre chambre. Elle est le
principal véhicule des inepties et des stéréotypes sur les minorités. Elle
est le reflet de l'image qu'une société se donne d'elle-même. Et je suis
intimement convaincue qu'un bon film avec une bonne distribution noire ou
arabe, est un antidote contre le racisme beaucoup plus efficace que dix
ans de manifestations contre ce fléau". Ce que veulent les
afro-français, si l'on peut se permettre cette appellation, c'est
l'intégration promise. Elle passe par une ré-appropriation des éléments
qui construisent ou qui sont censés forger l'imaginaire du citoyen
français d'aujourd'hui et demain. Ce dernier, si l'on applique l'une des
grilles de lecture du Collectif Egalité, n'a pas encore tout à fait
compris dans sa grande majorité que le Noir, ainsi que l'Arabe, le Jaune,
appelés ici minorités non-visibles (d'après le modèle américain), font
partie désormais de son quotidien, non pas en qualité de pièce rapportée,
mais plutôt en tenant le même rôle que lui, en se situant pratiquement à
la même place que lui. Tous ne sont pas concernés mais la plupart de ces
gens, qui étaient considérés étrangers à leur arrivée, sont en réalité des
français, susceptibles de ressentir la même fierté exprimée par le
français blanc moyen à l'évocation de la grandeur de son pays. L'image
certes est un peu caricaturale mais elle reflète assez bien le discours
tenu par Beyala et ses amis.
Pour convaincre sur cette lancée, le Collectif
Egalité, créé il y a deux ans, s'est juré d'utiliser les moyens mis à
disposition par la république elle-même. Elle a fait appel au CSA (Conseil
Supérieur de l'Audiovisuel), a eu recours à la justice (plainte contre x
auprès du Procureur de la République pour discrimination), écrit et
rencontré les autorités ministérielles (Catherine Trautman et Catherine
Tasca). On leur a recommandé la prudence. Le délit de racisme n'est pas
dûment constaté répondent les barons du paysage audiovisuel. Les
professionnels avancent qu'il n'y a pas assez de personnel noir formé et
performant dans les domaines concernés (journalistes, acteurs,
animateurs). Les rares qui y officient, tels Michel Reinette, antillais,
journaliste, n'hésitent pas à raconter leurs déboires: être Noir leur a
plutôt souvent desservi dans leurs métiers respectifs. Car l'univers de la
télé est quelque peu frileuse en vérité. Pourquoi vouloir changer une
équipe qui gagne? Encore un 'raccourci' qui reflète néanmoins l'état
d'esprit en place. Pourquoi surtout introduire des corps
étrangers qui risquent de déboussoler le téléspectateur. "Si cela
doit se faire, prenons le temps" affirme un directeur d'antenne.
L'audimat, régie selon une logique marketing, résiste pour l'instant à ce
type de bouleversement. Or, l'audimat incarne l'essentiel aux yeux du
PAF. Sans téléspectateurs, pas de télé. Le collectif Egalité rappelle à
qui veut bien l'entendre que les minorités concernées payent une
redevance. L'audiovisuel leur doit bien un service en retour: quel serait
ce service, sinon la visibilité de cette partie de la population sur le
petit écran? Les Américains, dont les séries rencontrent un énorme succès
en France, sont passées spécialistes du genre. Un nègre par là, une
asiatique par ci, un portoricain pour finir, secouez le tout aux côtés du
personnage wasp en faction et vous avez une télé multicolore. La France
multiculturelle serait-elle incapable d'agir pareillement? Est-elle
réellement incapable d'adopter des mesures radicales sur la question? Aux
Etats-Unis, les quotas ont permis à la situation d'évoluer. Du moins, en
est-on persuadé. Car il y a aussi la logique commerciale qui veut qu'une
télé multicolore ratisse plus large…
Hervé Bourges, directeur du CSA, met un holà sur la
poursuite du débat dans ce sens. Adopter des quotas serait "contraire au
principe républicain. Cependant, on peut imaginer des dispositions qui
reflètent plus la diversité des origines de la population française". Il
faudrait inventer un modèle. Mais dans la mesure où personne n'y a pensé
auparavant, personne ne sait comment procéder pour l'instant. La notion de
quotas pose un autre problème: la France a commencé par accorder des
avantages aux femmes, on a parlé de parité. Ensuite, elle a continué par
négocier des quotas spécifiques pour les Corses. Aujourd'hui, se pose le
problème des noirs à la télé? Quelle sera la prochaine étape? Les effets
secondaires d'une telle démarche ne sont souvent perçus qu'après coup. "Et
les arabes? Et les asiatiques?" s'interroge D. Belhomme, étudiant
réunionnais en journalisme, "Il va falloir beaucoup de cases après pour
loger tout le monde. Il faut que chaque communauté bénéficie de ses
quotas. Qu'il y ait des quotas ensuite dans le paysage politique, etc."
Dans un pays où la population, selon un sondage Ifop réalisé l'an dernier,
est supposé raciste à hauteur de 63%, le combat pour des quotas pose un
sérieux problème de société. La française a énormément changé durant le
les cinquante dernières années. Sa couleur de peau, si l'on admet qu'elle
en possède une, a viré du blanc au multicolore. Mais les clichés ont la
peau dure et ne permettent pas de vivre la mixité engendrée par l'histoire
récente des migrations au sens plein. C'est un débat qui dépasse de très
loin le monde de la télé. A la limite, s'il fallait résumer, ce qui se
passe à la télé reflète la complexité des rapports ailleurs… dans le
travail, le quotidien, la vie de tous les jours.
Suffit-il de placer dix Noirs balayeurs dans une
série ou trois braqueurs d'origine maghrébine sur un téléfilm, en respect
d'un système de quotas, pour enrayer cette complexité? Pour pouvoir
maîtriser son image, puisque l'enjeu est là, il faudrait peut-être se
donner certains moyens, que ne possèdent justement pas les communautés
dites non-visibles. D'où la division de fait au sein des communautés
concernées. Face à ceux qui soutiennent le Collectif Egalité, se
positionne une autre école. Greg Germain, un des premiers héros noir de la
télévision française, résume en ces termes cette autre position: "Qui
veut son respect, se le procure. On ne traite pas des questions
compliquées avec des idées simples. Il faut qu'il y ait des histoires
écrites pour nous. De belles histoires. Des histoires qui prennent en
compte ce que je suis, ce que j'apporte vraiment à cette nation. Là on
commencera à peser. Et c'est ce que je m'acharne à dire…" Pour Greg
Germain et beaucoup d'autres, les quotas sont presque un aveu de
faiblesse. Un Noir pour chaque heure de télé ne satisfera pas forcément.
Pour réinventer une image, ne serait-ce qu'au niveau de la fiction, il
faut des histoires, des gens pour les écrire, pour les filmer, pour les
diffuser et les promouvoir. Les bons comédiens noirs existent. Mais que
peuvent-ils apporter à l'imaginaire d'un pays, s'ils sont obligés de
rejouer les rôles de d'Artagnan, Louis XIV ou des gaulois? Si ces
comédiens évoluent en France, c'est parce que leur histoire les a amené
là. C'est de cette histoire qu'il faudra peut-être parler dans la nouvelle
donne à instituer. Pour y arriver, il faut des gens pour servir la
dynamique d'un bout de la chaîne à l'autre (scénario, tournage,
diffusion). Il faut donc composer et négocier … avec le milieu
professionnel déjà existant pour avoir une chance de transformer
réellement la tendance dans le PAF. Tout comme il faut composer
globalement avec l'institution et les "faiseurs d'opinion" pour faire
évoluer les habitudes de la population française dans l'ensemble. Le débat
devrait donc se poser différemment: que faire quand une société rechigne à
intégrer ses propres mélanges, sa propre évolution, sa propre histoire?
Réduire cette question à une simple affaire de quotas s'apparente de fait
à une démagogie sans lendemains. Mais peut-être que le fait d'en avoir
parlé de cette manière peut provoquer une réaction positive pour la suite
des événements. C'est à voir…
Soeuf Elbadawi
|
|
Calixthe Beyala et Luc St Eloi
aux Césars © DR |
|
|
Mohamed Hichan, Jacques Martial
et Roger Hanin dans un épisode de “Navarro” © DR
|
|
|
Pépita, présentatrice sur France
2 et la Cinquième © DR
|
| |