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[des quotas
dans le cinéma ?] |
Entretien avec Luc
Saint-Eloy |
directeur artistique de la compagnie du "Théâtre de l'Air
Nouveau", metteur en scène, acteur et membre actif du Collectif
Egalité.
"Nous sommes
obligés de parler d'oppression, de liberté à retrouver. J'ai
personnellement toutes les preuves que ce système nous empêche de
fonctionner." |
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Flu : De qui était le texte lu lors de la
cérémonie des Césars ?
Luc Saint-Eloy :
De Calixte Beyala et moi-même. Le texte a été écrit très
spontanément, le jeudi soir où nous avons appris que nous avions
deux invitations pour la cérémonie. Il devait être aux alentours de
minuit, nous venions de faire deux courriers avec Calixte Beyala et
nous étions assez fatigués. Le texte a donc été écrit très
rapidement, à deux, pratiquement d'un seul jet. On l' a revu le
samedi après midi avec Jacques Martial. On n'a alors corrigé que
deux, trois petites choses parce qu'on a pensé que ce texte, qui
venait du cœur était déjà assez juste.
F : Qu'est ce que
cela représentait pour vous, de prendre la parole devant ce parterre
de personnalités ? C'était un défi ?
L .S-E : C'était un pari difficile.
Nous avions deux invitations qui nous permettaient d'être à
l'intérieur du théâtre des Champs Elysées, mais les places étant
numérotées et réservées, nous étions installés au deuxième balcon,
donc très loin de l'espace scénique. Nous avons plusieurs fois
essayé de descendre et d'accéder au rez-de-chaussée. Ce dernier
étant réservé aux nominés, aux institutionnels, nous avons été
arrêtés à chaque fois. Nous avons alors décidé, vers vingt et une
heure quinze de passer par un escalier qui nous faisait arriver vers
la porte la plus proche du rez-de-chaussée, où une équipe importante
de membres de la sécurité regardaient la cérémonie sur un petit
écran. On a attendu patiemment derrière eux, et quand ils s'y
attendaient le moins, on est passé en disant que c'était à notre
tour de parler. On a ouvert brutalement et rapidement les portes et
on est montés directement sur la scène. Evidemment, on ne se sentait
pas à l'aise, même si on était sûrs de l'importance de notre
démarche. On a eu peur d'être happés juste avant d'arriver sur scène
ou d'être coupés au milieu de notre discours et expulsés de l'espace
scénique. Donc nous avions quand même une grosse angoisse, qu'il
fallait maîtriser, ne pas montrer. C'était donc un pari à gagner,
avec souplesse, avec élégance et je crois que nous nous en sommes
bien sortis.
F : Qu'avez vous
pensé du parti pris du réalisateur qui a immédiatement filmé les
quelques noirs qui étaient dans la salle ?
L .S-E : Je trouve que le
réalisateur a fait preuve d'un grand professionnalisme. Avant de
pouvoir prendre la parole, j'ai eu le temps de dire à Alain Chabat,
qui présentait la cérémonie, de se rassurer puisque nous ne voulions
adresser qu'un message d'espoir. Alain Chabat nous a demandé
d'attendre que la personne qui était alors sur le plateau finisse
son discours avant d'entrer en scène. Je crois que le réalisateur,
dans ce court temps d'attente, a reconnu Calixte Beyala et s'est
rendu compte que nous allions prendre la parole au nom du Collectif
Egalité. Il a donc cherché dans la salle où étaient les noirs. Il a
fait fort, puisque sur les deux mille personnes qui étaient là, il a
réussi à trouver les cinq, six noirs qui étaient présents. Je ne
sais pas s'il a voulu cautionner ou non notre discours mais en tout
cas on a vu des noirs à l'écran. On a pu voir Melvin Van Peebles,
qui est un des plus grands réalisateurs noirs américains, et qui,
soit dit en passant, était lui aussi au balcon et non avec le gratin
du bas. Personnellement, ce qui m'a le plus touché et scandalisé, à
part le fait qu'il n'y ait, une fois de plus, ni acteur ni
réalisateur noir nominé, c'est qu'à aucun moment il n'ait été prévu
au cours de cette cérémonie de rendre un hommage à Darling
Légitimus. Son nom n'a même pas été cité lors de la séquence
nécrologique qui a eu lieu quelques minutes après notre
intervention. Darling avait donné un grand prix d'interprétation à
la France à la Mostra de Venise et pourtant aucun représentant du
ministère de la culture n'était présent à son enterrement. J'avais
été aussi scandalisé lors de la mort de Serge Sommier, qui avait
notamment travaillé des années avec Michel Drucker, et dont la
disparition avait été passée sous silence à la télévision. Donc nous
avons donné un prix en notre nom à Darling et je pense
définitivement que notre intervention était justifiée et
nécessaire.
F : Comment
expliquez vous que le cinéma antillais, à la veille de ce XXIème
siècle, soit presque inexistant ?
L .S-E : C'est difficile de répondre
en deux minutes à cette question qui est un vrai problème et
nécessite un vrai débat. Il existe un cinéma naissant
antillo-guyanais. Il existe des scénarios, des projets mais qui ne
sont pas suffisamment défendus. Cependant, même lorsqu'ils sont
menés à leur terme, ils n'ont pas l'accueil qu'ils mériteraient.
J'ai par exemple été l'interprète du dernier film de Christian Lara,
Sucre Amer, dans lequel je joue le rôle de Louis Delgrès.
Ce film a été tourné il y a plus de trois ans et n'a toujours pas
été distribué. Je sais que Lara a mené un véritable chemin de croix
pour réussir à financer son film. Aucune télévision n'a voulu
l'aider, même Canal +, alors que je pense que le film est original
et que le scénario est intelligent et aucunement agressif. Il n'a
trouvé des financements qu'auprès du Canada et du Conseil Régional
de la Guadeloupe. J'ai l'impression qu'il existe une véritable
volonté de la part des financiers et décideurs français de ne pas
nous prendre en considération. Je crois qu'ils ont hérité d'un
fonctionnement colonial par rapport aux noirs des Antilles
françaises et ils continuent à ne pas nous voir comme des êtres
normaux. Ils peuvent arriver à considérer talentueux un artiste noir
américain, qu'il soit réalisateur, acteur ou technicien et
parallèlement, ils sont incapables de reconnaître le talent d'un
noir francophone. Je ne sais si c'est à cause de la traite négrière
ou du système colonial, mais ils restent sous la coupe d'un système
hérité et ils semblent continuer à croire que nous sommes
inexistants ou que nous ne pouvons exister qu'à travers eux. Il
existe donc un vrai problème au niveau des mentalités et je crois
que, si on ne les fouette pas, si on ne leur montre pas le vrai
visage de la France que nous sommes les seuls à connaître, et qui
n'a rien à voir avec le discours républicain qu'ils défendent, ils
ne nous considèreront jamais comme des gens normaux. Ils vont
continuer de plus en plus à nous laisser sur la touche et à ne pas
croire qu'il existe des comédiens ou des réalisateurs noirs en
France. Nous ne savons pas comment faire changer les choses, mais
pour l'instant nous avons décidé de nous battre en accusant
publiquement, ouvertement la France d'être raciste.
F : Est ce qu'il
n'y a pas aussi un travail à faire du côté du public noir
francophone ? On sait par exemple que Siméon d'Euzhan Palcy
n'a pas touché le public antillais visé et qu'il est très dur de
mobiliser le public, antillais notamment...
L .S-E : Il est évident qu'il y a
aussi un énorme travail à faire de ce côté là. Mais il ne faut pas
oublier que si vous voulez que le public soit au rendez vous, il
faut accompagner un spectacle ou un film d'une vraie campagne
promotionnelle. Le simple fait que nous n'ayons pas accès aux grands
médias diminue largement notre pouvoir de communication. Pour
pouvoir parler de marché, il faut avant tout fidéliser un public.
Personnellement cela fait dix sept ans que je me sacrifie dans
l'univers théâtral, que je me bats pour convaincre les miens qu'il
existe un théâtre qui n'est pas vu et défendu car il n'y a aucune
politique pour le défendre. Mais à force d'être au combat, le public
sait maintenant qu'il existe des rendez vous théâtraux, même s'ils
ne sont pas réguliers. Tant qu'on n'aura pas un espace pour créer et
diffuser des spectacles vivants, on ne pourra pas fidéliser le
public comme la télévision a réussi à le faire en diffusant des
images 24 heures sur 24.
D'un autre côté,
notre cinéma ne peut pas avoir absolument du succès à tous les coups
et convaincre tous les publics. On sait que la rencontre avec le
public est un évènement que l'on ne peut pas prévoir et dont
personne ne connaît la recette. Siméon a été un relatif
échec et des conclusions sont immédiatement tirées sur l'absence de
marché pour le cinéma antillais. Nous savons que c'est faux, puisque
Rue Cases Nègres a fonctionné et pas uniquement grâce au
public antillo-guyanais, mais grâce à une véritable campagne
promotionnelle. C'est vrai qu'en plus, le public a été séduit par
les personnages, sachant que c'était la première fois que l'on
montrait de si beaux personnages de noirs et par le sujet du film et
sa réalisation. Mais même les plus grands réalisateurs ont des
échecs... Je pense que ce qu'il faut surtout souligner c'est que les
publics antillo- guyanais et africain n'ont pas encore ce réflexe
d'aller voir des films qui pourraient les toucher parce qu'ils ne se
posent pas de questions par rapport à leur représentation à l'image.
La traite négrière n'est abolie que depuis à peine cent cinquante
ans et elle a été remplacée par le système colonial qui nous a
enfermés dans encore autre chose. Donc nous sommes encore sous
domination. Un public qui est sous domination ne peut pas avoir de
vrais réflexes de survie. C'est pourquoi nous tentons de
débroussailler tout cela, de faire le ménage pour que nos enfants
n'aient plus à évoluer dans le même contexte que nous. Si je me bats
ce n'est pas pour moi, c'est avant tout pour que nos enfants
bénéficient d'un regard complètement défolklorisé.
Ce problème de
promotion est aussi lié au problème d'information. On peut se
demander pourquoi notre intervention aux Césars n'a pas été traitée
le soir même sur les chaînes publiques. La marche que nous avions
faite en juin 98, et qui avait mobilisé plus de 80 000 personnes,
avait été de la même manière passée sous silence. Je ne pense pas
que tout cela soit normal....
F : Comment
comptez vous mener votre combat ?
L .S-E : Il faut changer le regard
qui est posé sur nous: dire haut et fort que nous voulons
définitivement vivre hors domination, dire haut et fort que nous ne
voulons plus nous fâcher avec nous mêmes, comme on nous l'a appris.
Lors de notre intervention au cours des Césars, nous avons parlé au
nom des peuples noirs, au nom de toutes les communautés visibles, au
nom de l'Afrique et des Antilles et c'était une première. Dorénavant
nous savons que nous vivons sur le sol français, que l'histoire nous
a rendus français, que nos enfants grandissent ici et nous sommes
fiers de ce que nous sommes! Nous sommes fiers de notre passé et
c'est pour cela que nous voulons le faire ressurgir pour bâtir le
socle qui nous manque. Nous ne voulons pas du socle qu'on a établi
pour nous, mais au contraire bâtir nos propres repères. Le combat à
mener est dans leurs têtes et dans nos têtes. C'est un véritable
rapport de force entre colonisateurs et colonisés. Nous sommes
obligés de parler d'oppression, de liberté à retrouver. J'ai
personnellement toutes les preuves que ce système nous empêche de
fonctionner. Je sais les bâtons qu'on a voulu me mettre dans les
roues quand j'ai voulu monter une grande fresque historique en juin
98.
F : Donc votre
combat pour la reconnaissance de l'esclavage comme crime contre
l'humanité et votre combat artistique sont intimement
liés..
L .S-E : Pour l'instant, en France,
le domaine sportif est le seul domaine dans lequel ils acceptent que
nous existions. Il me semble qu'il faut faire attention car cela me
rappelle une période où ils n'avaient besoin que de nos muscles. Je
n'ai pas envie que mes enfants ne rêvent à ne devenir que des
sportifs, même si je n'ai rien contre les sportifs. Mon combat en
tant qu'artisan de la culture est de trouver une nouvelle manière de
nous rebâtir. En tant que créateur, je ne peux m'éloigner de ce qui
m'opprime. Il me faut d'abord me libérer. Donc c'est effectivement
totalement lié. Il faut se fabriquer de nouvelles ailes pour pouvoir
être un oiseau neuf.
F : Pourriez-vous
nous parler de votre compagnie du "Théâtre de l'Air
Nouveau"
?
L .S-E : Je suis directeur
artistique de cette compagnie qui a maintenant dix-sept ans. Nous
avons à notre actif plus de quinze créations. J'ai toujours dénoncé
l'exclusion dont nous sommes victimes, l'exclusion dont le théâtre
antillo-guyanais est victime dans le paysage culturel français. Je
dénonce leur manière de parler à notre place à chaque fois qu'il
s'agit de mettre en scène les rares actes théâtraux qui parlent de
notre histoire. J'ai toujours adressé pour chaque création des
demandes de subvention au Ministère de la Culture, à la Drac
Ile-de-France et à chaque fois ces demandes ont été refusées.
Pourtant j'essaie d'expliquer que notre théâtre souffre de ne pas
être soutenu. Je ne pleure pas, je ne me plains pas, simplement
pendant ce temps je paye des impôts en tant que citoyen français et
le Ministère de la Culture m'ignore... Nous sommes à la merci de
commissions dans lesquelles pas un de nos auteurs ne figurent. Je
pense que les personnes qui sont dans ces commissions ne savent pas
nécessairement me lire. Leur approche du théâtre n'est pas la
mienne. Je veux définir ma manière de jouer et je ne veux plus que
mon théâtre repose sur leurs critères. Mon théâtre est né dans les
plantations, dans un système d'oppression. Il descend de l'art du
conteur qui a toujours été une forme de résistance à l'oppression et
donc de marronage. Le système culturel actuel me marginalise,
puisque mes dossiers sont refusés et que je ne peux pas jouer dans
les théâtres traditionnels. Donc je commence à me considérer comme
un "marron". N'oublions pas que les marrons ne sont pas partis des
îles, mais se sont enfuis dans les mornes où ils se sont organisés
comme de véritables sociétés, redescendant parfois pour brûler les
plantations. Je suis en train de m'organiser comme un marron, de
trouver des idées nouvelles. C'est mon devoir de rappeler les
symboles. Ce que j'ai fait lors des Césars est un acte de marronage.
Nous sommes entrés dans le temple. Encore une fois, je me tourne
vers les enfants qui nous regardent, et je ne veux même pas savoir
ce que mon père, qui est toujours proche du rôle de la victime,
pense. Je ne veux plus voir ma communauté passive, mais actrice de
son devenir.
F : J'aimerais
avoir votre opinion sur la question des quotas.
L .S-E : Nous sommes dans un pays
extrêmement vieux. Les choses ne bougent dans ce pays que lorsque
des lois sont votées et appliquées. Nous savons dorénavant qu'il ne
faut plus espérer et attendre les bonnes volontés des uns et des
autres. Alors je dis oui aux quotas. En disant que nous voulons des
quotas, nous créons le débat. Des gens sont pour, d'autres sont
contre. J'attends que ceux qui sont contre nous fassent d'autres
propositions et nous démontrent que notre démarche est injuste. Mais
je pense que les quotas, pendant une période donnée, permettront à
ceux qui ont du talent de le montrer. Ils auront ainsi une chance
d'être jugés comme les autres. Pour le moment nous sommes loin
d'avoir la possibilité de pouvoir exprimer nos talents. Donc pour
pouvoir créer des chances égales, nous voulons des lois. Nous ne
pouvons plus faire confiance à un système qui nous a opprimés, un
système qui ne veut pas évoluer. Nous ne voulons pas une petite
politique volontariste qui ne durera qu'un temps limité. Nous
voulons aller jusqu'au bout. Nous voulons des quotas et point final.
Nous tirerons des leçons de cette politique après un certain temps
mais on aura eu le temps de laisser jaillir nos talents. Nous sommes
nombreux à avoir du talent. La France serait-elle le seul pays
d'Europe où il y aurait des minorités visibles sans
talent?
F : L'émergence de
la littérature antillaise aurait pu faire croire que les autres arts
allaient être reconnus.
L .S-E : Tout cela est très vicieux.
Si la littérature émerge, c'est parce que de temps en temps on remet
des prix aux écrivains antillais. J'ai l'impression que de temps en
temps, on nous autorise à être dans tel ou tel secteur. Je ne trouve
pas cela normal. Nous devons être dans tous les secteurs et nous
n'avons pas besoin de prix, de César ou de Molière. Il faut
simplement que nous puissions nous représenter et ainsi donner des
signes de reconnaissance à nos enfants. Le système français est
hypocrite. Il n'existe pas de loi contre les noirs, mais cela ne
signifie pas que tout aille bien en France. Il ne faut pas attendre
que cela éclate en violence dans les rues. J'ai peur de la violence.
Je n'ai pas envie que nos enfants aillent se battre dans les rues.
Je veux trouver des solutions avant d'arriver à ces solutions
extrêmes. C'est pour cela que nous faisons des propositions afin de
construire ensemble une société meilleure. Nous montrons que nous
sommes en train de voler au secours des valeurs républicaines. Et je
pense que nous devrions en être remerciés. Où sont en effet les
chances d'égalité, de fraternité, de justice concernant les
populations des communautés visibles? Nous avons été suffisamment
humiliés, bafoués. Je connais des enfants qui veulent se suicider
parce qu'ils ont la peau noire. Des directeurs d'écoles briment des
enfants surdoués parce qu'ils sont noirs. Des étudiants noirs en DEA
vivent l'enfer avec leur directeur de mémoire. Tout cela n'est pas
normal et ne doit pas continuer. Nous voulons la parole pour dire
tout cela. Nos ancêtres ont gagné leur liberté, en brisant leurs
chaînes. Leur liberté s'est arrachée, avec leur sueur, avec leur
sang. Le respect s'arrache aussi et nous l'arracherons exactement
comme nos ancêtres l'ont fait. Nous arracherons l'honneur et le
respect. Point final.
Propos recueillis par Florence Combaluzier-Kromwel
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